1. Venez, vous dont l'œil étincelle,( 1)
Pour entendre une histoire encor’
Approchez, je vous dirai celle
De Doña Padilla del Flor.
Elle était d'Alanje, où s'entassent
Les collines et les halliers.
Enfants, voici des bœufs (2) qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
2. Il est des filles à Grenade,
Il en est à Séville aussi,
Qui, pour la moindre sérénade,
À l'amour demandent merci;
Il en est que parfois embrassent,
Le soir, de hardis cavaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
3. Ce n'est pas sur ce ton frivole
Qu'il faut parler de Padilla,
Car jamais prunelle espagnole
D'un feu plus chaste ne brilla;
Elle fuyait ceux qui pourchassent
Les filles sous les peupliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
4. Rien ne touchait ce cœur farouche,
Ni doux soins, ni propos joyeux ;
Pour un mot d’une belle bouche,
Pour un signe de deux beaux yeux,
On sait qu’il n’est rien que ne fassent
Les seigneurs et les bacheliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
5. Elle prit le voile à Tolède,
Au grand soupir des gens du lieu,
Comme si, quand on n'est pas laide,
On n’avait droit d'épouser Dieu.(5)
Peu s'en fallut que ne pleurassent
Les soudards et les écoliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
6. Mais elle disait : « Loin du monde,
Vivre et prier pour les méchants !
Quel bonheur ! quelle paix profonde
Dans la prière et dans les chants !
Là, si les démons nous menacent,
Les anges sont nos boucliers ! »
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
7. Or, la belle à peine cloîtrée,
Amour en son cœur s'installa.
Un fier brigand de la contrée
Vint alors et dit : "Me voilà !"
Quelquefois les brigands surpassent
En audace les chevaliers
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
8. Il était laid: les traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l'amour a bien des mystères,
Et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers.(6)
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
9. Pour franchir la sainte limite,
Pour approcher du saint couvent,
Souvent le brigand d’un ermite
Prenait le cilice et souvent
La cotte de maille où s’enchâssent
Les croix noires des Templiers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
10. La nonne osa, dit la chronique,
Au brigand par l'enfer conduit,
Aux pieds de Sainte Véronique (7)
Donner un rendez-vous la nuit,
À l'heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l'ombre par milliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
11. Padilla voulait, anathème !
Oubliant sa vie en un jour,
Se livrer, dans l’église même,
Sainte à l’enfer, vierge à l’amour,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
12. Or quand, dans la nef descendue,
La nonne appela le bandit,
Au lieu de la voix attendue,
C'est la foudre qui répondit.
Dieu voulut que ses coups frappassent
Les amants par Satan liés.
Enfants, voici des bœufs qui passent
Cachez vos rouges tabliers.
13. Aujourd’hui, des fureurs divines
Le pâtre enflammant ses récits,
Vous montre au penchant des ravines
Quelques tronçons de murs noircis,
Deux clochers que les ans crevassent,
Dont l’abri tuerait ses béliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
14. Quand la nuit, du cloître gothique
Brunissant les portails béants,
Change à l’horizon fantastique
Les deux clochers en deux géants ;
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’ombre par milliers...
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
15. Une nonne, avec une lampe,
Sort d’une cellule à minuit ;
Le long des murs le spectre rampe,
Un autre fantôme le suit ;
Des chaînes sur leurs pieds s’amassent,
De lourds carcans sont leurs colliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
16. La lampe vient, s’éclipse, brille,
Sous les arceaux court se cacher,
Puis tremble derrière une grille,
Puis scintille au bout d’un clocher ;
Et ses rayons dans l’ombre tracent
Des fantômes multipliés.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
17. Les deux spectres qu’un feu dévore,
Traînant leur suaire en lambeaux,
Se cherchent pour s’unir encore,
En trébuchant sur des tombeaux ;
Leurs pas aveugles s’embarrassent
Dans les marches des escaliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
18. Mais ce sont des escaliers fées,
Qui sous eux s’embrouillent toujours ;
L’un est aux caves étouffées,
Quand l’autre marche au front des tours ;
Sous leurs pieds, sans fin se déplacent
Les étages et les paliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
19. Élevant leurs voix sépulcrales,
Se cherchant les bras étendus,
Ils vont... Les magiques spirales
Mêlent leurs pas toujours perdus ;
Ils s’épuisent et se harassent
En détours, sans cesse oubliés.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
20. La pluie alors, à larges gouttes,
Bat les vitraux frêles et froids ;
Le vent siffle aux brèches des voûtes ;
Une plainte sort des beffrois ;
On entend des soupirs qui glacent,
Des rires d’esprits familiers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
21. Une voix faible, une voix haute,
Disent : « Quand finiront les jours ?
Ah ! nous souffrons par notre faute ;
Mais l’éternité, c’est toujours !
Là, les mains des heures se lassent
À retourner les sabliers... »
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
22. L’enfer, hélas ! ne peut s’éteindre.
Toutes les nuits, dans ce manoir,
Se cherchent sans jamais s’atteindre
Une ombre blanche, un spectre noir,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
23. Si, tremblant à ces bruits étranges,
Quelque nocturne voyageur,
En se signant demande aux anges
Sur qui sévit le Dieu vengeur,
Des serpents de feu qui s’enlacent
Tracent deux noms sur les piliers.
- Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
24. Cette histoire de la novice,
Saint Ildefonse, abbé, voulut (8)
Qu'afin de préserver du vice
Les vierges qui font leur salut,
Les prieures la racontassent
Dans tous les couvents réguliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent
Cachez vos rouges tabliers. (9)
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1. Now come near, you whose eyes bright sparkle:
I’ll tell you a story once more,
Gather round, I’ll tell, not a fable,
The tale of Padilla del Flor.
She came from Alanje, where mountains
And brushland are spread on display.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away! (3)
2. There are many girls in Grenada,
There are some in Seville as well,
Who at the slightest serenade are
Sure their soul to betray and sell,
In trade of fond kisses given
By bold suitors, at close of day.(4)
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
3. But it is not in such light manner
That we should speak of Padilla.
With so chaste a fire had never
Shone, believe me, a Spanish eye.
She fled from men importuning
Girls in parks, wherever they may.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
4. No merry chat and no kindnesses,
Nothing could touch this steady heart.
For a word a fair mouth expresses,
For a sign two lovely eyes spark,
There's no treasure that a yeoman
Or nobleman would shun to pay.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
5. Now she took the veil in Toledo
To shocked sighs from all local men,
As if it were right to get wedded
To God for a girl who’s not plain!
All men were close to tears, even
Rough soldiers in battle array.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
6. For she used to say: ”What deep peace is
In the praying and in the chants!
There, all the attempts of the devils,
Angels fend off with shield and lance!
Far from the world, for the wicked
What happiness to live and pray!”
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
7. Now, scarcely was the maid in cloister,
Love for a man has seized her heart:
From thereabouts a proud marauder
Has come and said: « I won’t depart ».
Oft marauders go far beyond
Noble knights in that daring fray.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
8. This man was ugly altogether.
His hand was rougher than a glove.
But the nun fell for the marauder:
No greater riddle than such love!
Sometimes are female deer ousting
Bucks: they choose with wild boar to stay.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
9. So as to cross the holy limit
And force the holy convent’s doors,
Oft would the brigand from a hermit
Borrow the cassock or, still worse,
Don the coat of a Knight Templar,
With a black cross as an inlay.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
10. The nun, an old chronicle tells you,
With the brigand, under hell’s lead,
Beneath Saint Veronica’s statue
On a night appointment agreed,
At the hour when crow and raven
Caw flying, as the day grows grey.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
11. For the nun wanted - anathema!-
Forgetting her life in one night,
To offer herself, pure Padilla,
To hell and love, virginal wight,
Till on candlesticks the candles,
Burnt out, would herald a new day.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
12. When down the nave the nun had walked
And when she called out for the thief,
Instead of the voice she expected,
Thunderbolt replied, to her grief.
Lovers, by Satan conjoined,
God wished you thus to gainsay.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
13. Nowadays, with true, divine fury
Shepherds, impassioning their tale,
Point out on the slope of the gully
Blackened remains of a church aisle,
Steeples that the years have eaten
Whose shelter sheep and ram would slay.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
14. When night, upon the gothic cloister,
Burnishing the broad gaping gates,
Changes, on the eerie horizon,
The steeples to two giant mates,
At time of day when in darkness
The crows loud cawing fly astray.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!-
15. A nun, holding a lamp, approaches,
Coming from a cell on midnight,
Along the walls there creeps, atrocious,
Another phantom, hideous sight!
Chains upon their ankles stacked,
Each bears a yoke, a heavy tray,
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
16. The lamp first hides, then again glimmers,
For cover to archways it runs,
Then behind some railings it shimmers,
Then on top a steeple it comes.
The beams of the lamp in darkness
Multiply phantoms they display.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
17. Both spectres devoured by fire
Trailing their shrouds in tatters pass,
They seek once more to be together,
Staggering over tombstones, alas!
Their footsteps are caught in shackles
Upon the stairs, try as they may!
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
18. Because these are fairy staircases
Entangling beneath them for hours!
One is in suffocating cellars,
But the other atop the towers.
Beneath their feet a constant shifting
Of the levels which makes them stray.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
19. Raising loud their sepulchral voices
They go... Magic spirals unfold.
They seek each other, arms outstretched,
Their steps are merged, forever lost:
In detours, always forgotten
They exhaust themselves, grow weary,
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
20. Now, the rain in big drops is falling,
Beating the stained panes and the stone:
Through gaps in vaults hissing wind comes in
As well as, from the heights, a moan.
You hear sighs which make blood run cold
And laughter of ghosts, I daresay.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
21. One voice weak, one voice loud imploring
“What’s the use of time passing fast?
Our sin was but short-lived and fleeting:
Eternities forever last!
There the hands grow weary turning
Over the sandglasses of days...
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
22. Hell alas is burning forever.
All the nights they seek in this dark,
Dilapidated house each other:
A shadow white, a spectre black,
Till, on its own, burns the last candle,
Till the pale dawning of the day.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
23. If at these strange sounds, with fear trembling,
A passer-by asks, on this path
Crossing himself, angels in heaven
‘Against whom avenging God’s wrath?’
Some close-writhing fire serpents
Trace two names upon the archway.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away!
24. Ildefons, abbot and saint, wanted
That this frightful tale of the nun,
To keep from vice all the novices
Cloistered who seek their salvation,
By prioresses be related
In all convents without delay.
Here are bullocks passing by, children,
Hide your red pinafores away! (9)
Transl. Christian Souchon (c) 2018
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