PALAIS GALIANA Croulez mes pavillons!- Volez mon espérance! Mon cortège s'en fut vers le pays de France. Une rose chanson dans les oliviers verts. Que claquent les corbeaux! Que s'ébattent les vers! J'ai quitté mon palais. Vers l'époux je chemine. Qu'y noircisse la puce et grouille la vermine! Mon âme, j'ai quitté le palais de mon corps. Le ver cadavéreux y dresse ses décors. Mon corps abandonné près du fleuve, l'austère, La chair, rouge lambeau, agite son mystère. Une à une ont déchu les pierres de son front. Le manteau de légende abrite de l'affront. J'entends sonner les cors et les cloches de France. Mon époux bien-aimé et glorieux s'avance... Le corps abandonné, lorsque l'âme l'a fui- Mon palais délaissé dérive dans la nuit. Octobre 1963 Michel Galiana (c) 2006

PRINCESS GALIANA'S PALACE My pavilions, collapse! Your wings, O my hope, span! My retinue has left towards the Frankish land. A rosy song is heard on the green olive tree. Crows, you may croak around! Maggots you may go free! To my husband I go. I left my lofty hall. Be it now lice-ridden! With vermin may it crawl! My soul, I left behind my palace, my body Let henceforth deadly worms put up their scenery! My divested body lies by the stern river. Flesh in your red tatters, toss and turn in fever! Stone after stone is caving in the lofty front That a coat of legends had shielded from affront. I hear the horns resound and the bells ring in France: The men of my beloved, glorious husband advance. Once my body was left and my soul took to flight, My deserted palace vanishes in the night. October 1963

Transl. Christian Souchon 01.01.2006 (c) (r) All rights reserved

Note :

Galiana (Galienne) était une princesse mauresque pour laquelle son père, le roi Gadalfe avait fait construire un splendide palais sur le Tage à Tolède. Ce palais était si magnifique que l'expression "un palais de Galienne" est devenue proverbiale en espagnol. Et cependant Galienne l'abandonna pour suivre un jeune chevalier franc qui allait devenir l'empereur Charlemagne. Cette légende est interprétée ici comme une allégorie: celle du poète qui renonce à la notoriété et aux richesses matérielles pour se consacrer à un idéal plus élevé, la poésie.

Galiana was a Moorish princess for whom a splendid palace was built on the Tagus in Toledo by her father, King Gadalfe. This palace was so gorgeous that the phrase "a palace of Galiana" became proverbial in Spain. And yet Galiana gave it up to follow a young Frankish knight who was to become Emperor Charlemagne. This tale is understood here as an allegory for the poet who renounces fame and material wealth for the sake of a higher ideal, poetry.

Les Palais de Galiana

Rechercher d'où Michel Souchon a pu tirer son pseudonyme de Galiana sous lequel il publie à partir de 1987 ("Par-delà la patrie") relève de l'enquête policière. Il avait fait paraître sous son nom d'état civil son roman "Le jeu des ombres" en 1966. Pourtant le présent poème qui atteste de l'intérêt qu'il porte au personnage de Galienne date de 1963. Il le connaissait soit par ses lectures françaises, soit par la littérature espagnole qui occupait une place de choix dans son impressionnante bibliothèque.

Le Mainet français
Dans le premier cas, son pseudonyme serait tiré de Mainet une chanson de geste d'auteur anonyme du XIIe siècle, appartenant à la Geste du Roi. Ce poème narre les exploits de jeunesse attribués par la légende à Charlemagne, et notamment son exil en Espagne, pour échapper à ses deux demi-frères, Rainfroy et Heudry, fils adultérins de Pépin le Bref qui veulent l'assassiner pour usurper son trône. Comme le présent poème, Mainet est composé en laisses d'alexandrins monorimes. L'unique manuscrit qui nous est parvenu de cette "chanson" est très endommagé, de sorte que nous ne pouvons plus en lire que des fragments. Charles fuit la France en compagnie de quelques partisans fidèles, adopte le sobriquet de "Mainet" pour préserver son incognito et trouve refuge auprès du roi d'Espagne, Galafre (le père du Marsile de la Chanson de Roland). Au service de Galafre, il accomplit de remarquables exploits qui lui valent d'être adoubé par le roi. Il terrasse Braimant, un roi païen doté de traits gigantesques, conquiert ainsi son épée Durendal, et obtient la main de la belle Galienne, la fille de Galafre...
On le voit contraint par la trahison de Marsile et de Baligant, les fils de Galafre, à prendre de nouveau la fuite. À la tête d'une armée de Sarrasins qui se sont convertis par admiration pour lui, il se rend à Rome, assiégée par une armée d'envahisseurs, afin de secourir la ville. La fin de l'épopée est perdue, mais une comparaison avec les versions postérieures (un poème épique italien, "Karleto", un "Karlmeinet" allemand, le "Gran conquista de Ultramar" espagnole, etc.) nous apprend qu'elle devait relater la reconquête de la France et le châtiment des frères félons.
Le Palais de Galiana
Il existe effectivement à Tolède un bâtiment appelé "Palais de Galiana". Comme en témoignent les photographies anciennes publiées sur le Web par M. Eduardo Sànchez Butragueño, ingénieur agricole sur son blog "Tolède oublié: Le Palais de Galiana" ( http://toledoolvidado.blogspot.fr/2011/05/el-palacio-de-galiana.html), il était dans l'état pitoyable qu'évoque le poème de Michel jusqu'en 1965, date à laquelle était achevée la restauration de l'édifice confiée par les propriétaires (Alejandro Fernández de Araoz et Carmen Marañón) au célèbre architecte Fernando Chueca Goitia. La pièce ci-dessus est datée d'octobre 1963. Si aucun des 4 textes datés de juin 1966 et consacrés à Tolède, regroupés sur un carnet sous le titre "Chansons du Tage", ne s'attarde sur le fameux palais de Galiana, c'est sans doute que "cette propriété privée très jolie d'aspect et bien conservée dans le style mudéjar de Tolède, idéale pour séminaires et banquets" (selon un visiteur brésilien: "Uma propriedade particular muito bonita externamente e bem conservada da arte mudéjar de Toledo. Também utilizado para eventos") avait perdu tout son mystère et n'intéressait plus le poète.
L'article de Ramón Menéndez-Pidal
Il n'en alla pas de même du grand romaniste, Don Ramon Menendez Pidal (décédé le 14 novembre 1968) qui consacra à "Galienne la Belle et aux Palais de Galiana de Tolède" un passionnant article daté de 1932.
Il y expose que le bâtiment tolédan correspond presque sans aucun doute à l'"almunia" (résidence de campagne) du roi de la Taifa de Tolède, al-Ma'mûn (1043-1075), dont le palais proprement dit occupait l'emplacement actuel du Couvent de Santa Fe. Il conserve largement la structure du bâtiment islamique d'origine. Mais ce qui fait de cet endroit un site mythique et de rêverie est la légende qui raconte les amours de Charlemagne avec Galienne, la fille du roi musulman Galafre. C'est l'histoire que raconte le chanson de geste française "Mainet". Il n'y a rien de surprenant à cela, étant donné le grand nombre de Français venus à Tolède, soutenir Alfonse VI lors de la Reconquista. A tel point qu'ils constituaient alors le troisième groupe ethnique par ordre d'importance à Tolède. Pidal s'efforce de démontrer que le poème fut composé à Tolède.
La "senda Galiana"
Selon Menéndez Pidal, le nom de "Galienne" n'était pas celui d'une femme en particulier, mais "senda Galiana" désignait la "Via Galliana", c'est à dire, l'ancienne route romaine reliant Tolède et son palais "aux Gaules", c'est-à-dire à la France et au XIIème siècle les Palais royaux intra-muros de Tolède qui étaient devenus palais de "Santa Fe" étaient aussi désignés sous le nom de "Palais de Galiana" (= de la route de France). Ce n'est qu'en 1573, sous la plume de Luis de Marmol, qu'est mentionnée pour la première fois l'"almunia" royale ou "Huerta del Rey" (jardin du roi), dans le même contexte que la voie Galienne et que la légende carolingienne, sous le nom de "Palais de Galiana". De Marmol écrit que Galafre, lorsqu'il célébra le mariage de Galienne et de Charles, "pour que les chrétiens n'entrent pas dans Tolède, fit construire dans ses propres jardins un ou deux palais que l'on appelle aujourd'hui les palais de Galiana". Le prestige des lieux était encore accru du fait que certains auteurs affirmaient qu'y avait été installée l'ingénieuse clepsydre d'Azarquiel équipée de réservoirs qui se remplissaient et se vidaient selon des cycles parfaits de 29 jours correspondant aux mois lunaires.
Au chapitre LV de son Don Quichotte, Cervantès fait dire à Sancho Pança que son maître aurait pris des "profondeurs et des cavernes pour des jardins fleuris, pour les palais de Galiana".ce qui montre que, du temps de Cervantès (mort en 1616) la magnificence légendaire de cet endroit était devenue proverbiale!
Les palais bordelais et les palais tolédans
A Bordeaux on a appelé "Palais de Galiana" les ruines de l'amphithéâtre romain de la ville, encore grandioses au XVIe siècle. En 1243, l'archevêque de Tolède, Rodrigue affirmait que l'on disait que ce palais avait été construit par Charlemagne pour la belle Tolédane. Mais cette version recueillie par le prélat espagnol était si peu enracinée en France, qu'une légende latine de Bordeaux, datant du treizième ou quatorzième siècle, fait de la Galiana de Mainet une autre Galiana, fille, celle-là, de l'empereur Titus, et nièce de Vespasien, le fondateur de Bordeaux. Et plus tard, les érudits bordelais du XVIe siècle, ont rejeté ces anciennes opinions et affirmé que l'amphithéâtre avait été construit par l'empereur Gallien: "Qu'on rejette les ineptes opinions de Rodrigue de Tolède!" écrit l'auteur de la Renaissance Gabriel de Lure. Et de fait, le point de vue de l'Archevêque tolédan, malgré la grande valeur historique de l'ouvrage où il est consigné, a été totalement oublié et, de nos jours, tout le monde appelle "Palais de Galien" ce qu'au Moyen Âge, quelques uns appelaient "Palais de Galienne".
L'archétype de "Mainet" a-t-il été rédigé à Tolède?
C'est la théorie défendue par Menéndez Pidal qui se fonde sur des considérations toponymiques. Au seizième siècle, Pedro de Alcocer écrivait à propos de cette légende: "Charles affronta Braimant à l'endroit aujourd'hui appelé "Balsalmorial", à deux lieues et demie de cette ville...» De même, Pedro Salazar de Mendoza, au XVIIème siècle, écrivait: "Quant à l'histoire de Braimant et de son duel à Valsalmorial, entre Olias et Cavañas, je n'en parle pas et je n'y crois pas." Or, Pidal a parcouru les environs de Tolède en 1932 et a trouvé en plusieurs endroits des terrains saturés de sel appelés "salmoriales" (saumures), parmi lesquels il en est un qui se distingue comme le théâtre possible de l'épisode de Mainet: il s'appelle "Dehesa de Navarrete". Ledit "pâturage" se trouve dans une dépression située dans le canton de Magàn, où l'on trouve de telles étendues salées. Ce lieu-dit se situe à deux lieues et demie de Tolède. C'est la distance indiquée par Pedro de Alcocer! Cela confirme que l'archétype du "Mainet" situait son fait d'armes principal, la mort de Braimant, dans un endroit réel de la région de Tolède, entre Olías et Cabañas de la Sagra.
Les chansons de geste françaises qui font venir leurs héros en Espagne, à l'exception d'Anseïs de Carthage et de Mainet, les mettent en scène en pleine campagne ou face à des cités imaginaires. Les auteurs de ces deux textes devaient être des Français "hispanisés": l'un vivant dans quelque localité sur le chemin de Saint-Jacques; l'autre - qui s'est inspiré d'un thème historique espagnol, l'exil d'Alfonse IV et ses amours avec Zaïde- habitant Tolède où les Français étaient si nombreux...

Il est hélas impossible de savoir si Michel Galiana avait en tête toutes ces considérations lorsqu'il fit le choix de son énigmatique pseudonyme, ni quelles autres créations surprenantes elles lui auraient inspirées.

Un autre exemple de nom d'ancienne voie romaine à l'origine d'une légende locale est évoqué à propos de la gwerz bretonne, La Vieille Ahès.

Notons enfin que Ramón Menéndez-Pidal était le grand-père de Diego Catalán à qui l'on doit l'ingénieuse analyse du "romance" hispanique La Muerte ocultada (l'équivalent de notre "Roi Renaud").
Vers le texte original de Ramón Menéndez-Pidal


La gare de Tolède inondée
A l'arrière-plan le "Palais de Galiana




Listen to "Galiana' Palace" in English

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